jeudi 31 décembre 2009

Introduction soirée 10.12.07

SOUFFRANCE AU TRAVAIL … TRAVAIL EN SOUFFRANCE…


Au nom des trois collectifs présents à cette table, le CERReV, l’APPEL des APPELS de CAEN et le CRIC, je vous souhaite la bienvenue à cette soirée débat consacrée à la souffrance au travail, en présence de Patrick COUPECHOUX, journaliste et auteur de l’ouvrage intitulé « La déprime des opprimés ».

Comme vous le préciserons dans quelques instants, Alexandra VETILLARD et Etienne ADAM, membres du comité caennais de l’APPEL des APPEL, cette soirée s’inscrit dans la suite de la matinée du 20 juin dernier, première rencontre de l’APPEL de CAEN, et où des professionnels des secteurs sanitaire psychiatrique, de la justice, de l’école, de l’université, de l’éducation, de la Ligue des Droits de l’homme avaient successivement pris la parole pour témoigner de leurs difficultés à exercer au quotidien leur travail et dire leur désaccord sur les constructions sociétales actuelles et à venir, notamment sur le rapport à la marchandisation appliqué à la dimension humaine.

Cette soirée s’inscrit dans cette suite, mais aussi dans la perspective de nouvelles rencontres qui, je l’espère, prendront forme dans les mois à venir, sous la forme de soirées comme celle-ci consacrée à un thème dont l’APPEL des APPEL, dans sa diversité et son ouverture, peut conduire vers une réflexion et un travail collectif.

La souffrance au travail…le travail en souffrance… ces deux formulations sont cœur de l’actualité quotidienne au point où l’on pourrait croire cette réalité toute nouvelle, à l’image si vous me permettez le rapprochement, d’une « maladie épidémique » dont les symptômes et les passages à l’acte tragiques sont la résultante d’une contamination récente, et dont la crise économique serait le terreau. Il n’en est rien et les problématiques actuelles s’originent dans le sens et la manière dont les organisations du travail ont évolué depuis les années 70.

S’il est vrai que la notion de souffrance et de travail sont inhérentes à la condition humaine et à la question même du sens du travail, la question déborde aujourd’hui ce rapport structurel. Depuis les années 90, nous assistons à une multiplication des problématiques liées au travail, à l’apparition de nouvelles formes de pathologies, surtout à une croissance de passages à l’acte notamment suicidaires, qui surviennent dans des contextes comme le soulignait DURKHEIM, de perte de sens du travail et d’individualisation extrême de la personne. Vous le savez, ces passages à l’acte se sont multipliés en 2009, au point où les médias s’en sont saisis et ont permis aux personnes victimes de prendre la parole et de dire la maltraitance exercée au quotidien.

Certains professionnels, de leur place d’observateurs, avaient alerté les autorités dès les années 90, au moment où la logique managériale et la machine à cash commençaient à s’emballer, notamment Christophe DEJOURS, psychiatre et psychanalyste, l’une des têtes de file du mouvement de psychodynamique du travail. Depuis, ce mouvement, ainsi que d’autres observateurs, ont multiplié les travaux d’analyse dans de nombreuses entreprises et secteurs. C’est malheureusement à la lumière de ces drames, qu’il est aujourd’hui possible de dire les rapports directs entre l’organisation néolibérale du travail et la pathologie. Derrière ces organisations se cachent des enjeux essentiels et des volontés conscientes : le pouvoir, le profit, l’individualisme et le contrôle social.

Il faut aussi souligner que cette vision exclusivement productive et managériale du travail a conduit, comme dans bien d’autres domaines, vers une lecture unique et quelque peu simpliste de la dimension du travail dans toute sa complexité humaine. Comment pouvons-nous situer le travail social et le travail de soin du côté de la logique marchande ? Comment situer le travail du rêve, du travail de deuil, de toutes ces formes non productives de travail dit négatif, invisible ? Où est passé notre arrière-pays de pensée et de références qui alimentaient la conflictualisation des rapports de force et de classe au sein d’une collectivité. TOSQUELLES, l’un des pionniers de la PI, rappelait sans cesse qu’une institution, quelle qu’elle soit, ne peut faire l’impasse d’une analyse institutionnelle pour accueillir l’autre dans sa souffrance et sa singularité. Et l’analyse institutionnelle n’est pas une psychanalyse de l’institution mais bien une analyse concrète des rapports hiérarchiques et organisationnels qui structurent cette institution. Quelle place est faite à ce travail qui est l’affaire de tous dans les entreprises actuelles ? Il est tout simplement contrôlé jusqu’à ce qu’il disparaisse, y compris dans la dimension syndicale.

Pour lutter contre cette homogénéisation massive, contre cette pensée unique, contre ce réductionnisme généralisé dont on devine bien la finalité normative et le projet de servitude volontaire auquel nous sommes conviés, le mouvement de l’APPEL des APPEL s’est constitué et travaille aujourd’hui dans le sens d’une résistance à ces organisations managériales et surtout dans la restauration des liens collectifs et des solidarités.


Patrick COUPECHOUX est journaliste et a travaillé pour plusieurs journaux dont le Monde Diplomatique. Lorsqu’en 2006, son ouvrage « Un monde de fous » parait, il créé la surprise dans la communauté psychiatrique, la surprise de voir un journaliste dire tout haut ce que certains n’osaient dire. A savoir que depuis plusieurs décennies, les gouvernements successifs ont participé à démanteler la psychiatrie publique au point où la diminution des lits d’hospitalisation conduit à une carence de soin, où les hospitalisations sous contrainte se multiplient, où de nombreux malades sont aujourd’hui dans la rue, en prison ou mort par défaut de soin. Ce qui nous a frappé dans le style de Patrick COUPECHOUX, c’est aussi la manière dont il procède pour dire ce constat terrifiant et déshonorant : quelques chiffres, mais pas de statistiques, surtout des témoignages de professionnels, de patients, souvent bouleversants et une articulation constante à l’histoire et aux pratiques élaborées par les soignants. Il a su montrer que la psychiatrie n’était même pas née qu’elle était déjà écrasée. A peine la révolution désaliéniste de l’après-guerre est-elle engagée, à peine le secteur psychiatrique dont la finalité est de construire un maillage de soin adapté à la géographie et à ses habitants, à peine la psychanalyse se penche-t-elle sur le soin aux personnes psychotiques que déjà des mesures règlementaires et formelles ramènent la psychiatrie à une période asilaire, à une période où l’on voit le sinistre couple, misère et folie cheminer à nouveau ensemble.

Cette prise de position de COUPECHOUX l’a amené à rencontrer les professionnels du soin psychiatrique, notamment les résistants actuels, ceux qui se battent encore pour une certaine idée du soin psychique ; bien sûr les plus médiatiques, OURY, DELION, mais aussi les équipes qui ne baissent pas les bras malgré les attaques comme à REIMS, à LANDERNEAU ou ici à CAEN, au Foyer Léone RICHET ; aussi et surtout ceux qui, sous les contraintes imposées par leur administration, ont du suivre, faire avec, composer mais qui rêvent et se battent silencieusement et souvent seuls pour une autre psychiatrie.

Dans ce premier ouvrage, Patrick COUPECHOUX interroge bien sûr la question des conditions de travail, les moyens humains mis à disposition, la formation des professionnels. On ne fait pas de la psychiatrie sans des hommes formés, engagés et disponibles à accueillir la souffrance de l’autre. Il était en quelque sorte logique que dans un second temps, il s’intéresse au travail au-delà de la question du fou et des murs de l’asile. C’est-à-dire dans notre quotidien, de tout à chacun. Un quotidien qui ne cesse d’être aux prises avec les contraintes, la règlementation, l’administration. Une vie quotidienne où l’individualisme peut, sous l’effet de la peur et des logiques sécuritaires, détruire les solidarités qui font lien.

Alors COUPECHOUX s’est tournée vers ces lieux, ces entreprises, qui cultivent une certaine idéologie du travail managérial et considère l’homme comme un élément quasi insignifiant d’un système où l’essentiel repose sur la production de bénéfices. Il s’est tourné aussi vers ces pathologies dites du travail, trop longtemps méconnues et vers les professionnels qui les accueillent et tentent de les soigner. Une enquête minutieuse nous est donc proposée, un texte parfois douloureux à lire au point où l’on se demande parfois si ces témoignages sont réels. Ils le sont et l’actualité de cette année est venue le confirmer.

Cette analyse amène Patrick COUPECHOUX à des questions essentielles : le sens du travail, le sens du lien social et des solidarités, la place de la folie dans notre société, la dimension du sujet dans un monde de fous.

Je lui passe la parole.

Pascal CRETE



Appel des Appels de Caen Notre démarche

Je vais vous parler de comment est né notre collectif, l’appel des appels de Caen. Ce collectif est né d’une réflexion émanant du CRIC , Collectif de rencontres institutionnelles caennais. Ce groupe se réunit une fois par mois et rassemble des personnes qui travaillent dans les institutions sanitaires et sociales de Caen et de ses environs. Ces rencontres mensuelles permettent de partager des expériences professionnelles et institutionnelles, mais aussi d’écouter des interventions prononcées dans des colloques ou de séminaires, rapportées par les membres du C.R.I.C. afin d’engager une réflexion collective sur ces interventions. Le CRIC s’inscrit dans le mouvement de la psychothérapie institutionnelle qui nous amène à réfléchir sur les aménagements organisationnels ou institutionnels qui permettent que l’humain, le sujet, reste au cœur du dispositif de soins. C'est-à-dire comment on soigne les lieux de soin pour permettre le soin des personnes.

On voit combien les politiques publiques s’invitent au débat. En effet nos secteurs sanitaire et médico-social répondent à des missions de service public et sont donc directement visées par ces politiques publiques. Ces derniers temps il semblerait que celles-ci reflètent une profonde mutation et mettent à mal le sens et les valeurs de notre travail.

Les multiples réformes concernant nos différents secteurs professionnels tels que l’hôpital, la prison, l’éducation, la culture, l’université, la justice, les services publics, semblent nous imposer de plus en plus une logique gestionnaire, manageriale, où la performance, l’efficacité, le résultat priment.

Nous avons pu le constater au sein du CRIC, où nos réunions étaient de plus en plus envahies par nos difficultés à continuer d’accompagner les personnes dans leur singularité au plus près de leur subjectivité. Et donc de faire notre travail ! Nous avions le sentiment de perdre le sens de nos missions et nous nous interrogions sur nos possibilités de résistance et de créativité dans un tel contexte. Nous avions d’ailleurs organisé la journée nationale de psychothérapie institutionnelle à Caen sur ce thème en mars 2008.

La question du politique s’imposait plus que jamais à nous et comme nous le rappelle Jean Aymes : la psychothérapie institutionnelle se doit de marcher sur ses deux jambes : l’une psychanalytique, l’autre politique. Rappelons aussi que le mouvement de psychothérapie institutionnelle advient au lendemain de la seconde guerre mondiale dans un contexte socio-historique particulier.

Par ailleurs le contexte social du début 2009 empreint d’une crise socio-économique profonde, de mouvements de grève générale, nous amenait à penser que nos réflexions mensuelles ne concernaient pas que nos secteurs de travail, mais témoignaient d’une dynamique plus globale qui s’étendait à la société. Parallèlement, des collectifs nationaux tels que la Nuit Sécuritaire l’Appel des 39 dénonçaient la logique sécuritaire et gestionnaire émanant des différentes réformes. Pour illustrer, pensons au discours de Sarkozy relatif à la psychiatrie à Anthony, en Décembre 2008 (bracelets électroniques, caméras de surveillance et hauteur réglementaire des murs mais rien sur le soin et la souffrance).
C’est dans cette dynamique qu’est né le comité local interprofessionnel de l’Appel des appels de Caen.

Il s’agissait d’ouvrir un espace de réflexion sur nos valeurs professionnelles, témoignant d’un besoin, d’un désir de parler, d’échanger ; dépasser les frontières des disciplines, des statuts, des secteurs, dans une démarche non plus seulement professionnelle mais bien citoyenne. Il nous paraissait urgent de lutter contre l’isolement corporatiste, le repli sur soi et l’individualisme ambiant.

Nous avons rédigé une lettre afin de partager nos réflexions que nous avons décidé de diffuser lors de la manifestation générale de mars dernier. Nous proposions à tous une rencontre pour en échanger. D’autres personnes ont rejoint et enrichi notre collectif, lui donnant tout son sens. Etienne en faisait partie. Je lui laisse la parole pour vous parler du forum du 20 Juin, première manifestation de l’appel des appels de Caen.

Je suis, comme d'autres ici, dans une autre démarche initiale et dans un autre champ professionnel, celui du travail social. Militants dans le comité de veille du Social nous avons choisi de rejoindre l'Appel des appels : nous avions avec le collectif anti délation mené la bataille contre la loi « prévention de la délinquance qui instrumentalisait les travailleurs sociaux pour de besognes d'informateurs de police. Notre dernière intervention avait porté sur l'analyse de la remise en cause de la convention collective de 1966 comme outil juridique du management néolibéral dans le secteur.
A tous, dans l'ensemble des champs professionnels qui n'étaient pas traditionnellement dans le champ de la marchandise, de la concurrence, mais dans la gestion des relations entre les hommes et la société. il nous paraissait, de façon plus ou moins claire, qu'un certain nombre de pratiques ( gestionnaires, administratives, financières mais aussi sécuritaires ...) pesaient de plus en plus lourd sur l'exercice de nos professions, attentaient directement à nos pratiques, à nos identités, à notre culture professionnelles.

Ces remises en cause ne posent pas seulement des problèmes « techniques » mais remettent en jeu, une certaine façon de concevoir l'être humain, une certaine manière de concevoir le vivre ensemble.
Il ne s'agit pas d'une « querelle d'allemands » entre la psychothérapie institutionnelle et la psychiatrie comportementaliste mais bien d'un débat de société, d'un débat politique au sens premier.

Nous avons donc conçu la journée du 20 juin pour « penser ensemble la façon dont on peut résister aux logiques formelles actuelles et garantir la spécificité du travail dans le champ humain ».

Pour cela nous avions prévu 2 types d'interventions :
des interventions à portée générale l'une sur la notion de service public ou de service d'intérêt général et les enjeux des propositions de l'Union européenne, l'autre sur l'avancée du sécuritaire, de la société de surveillance aux détriments des droits de l'homme.
des interventions de secteurs différents en espérant que ce dégage des convergences qui puissent faire naître un débat commun. Il nous a manqué la culture et les salariés de Pôle Emploi.

Les trop courts débats de ce samedi matin nous ont amené à nous centrer sur des thèmes plus précis pour que puisse mieux se développer le débat, et les témoignages indispensables pour progresser ensemble .

Malgré ses défauts (trop d'intervenants peut être trop techniques..), cette forme table ronde était un passage obligé pour montrer les convergences entre des secteurs des intervenants qui n'ont pas l'habitude de « faire ensemble »

Ce qui ressort c'est la violence, la « barbarie douce » de ce néolibéralisme. Quelqu'un demandait le 20 juin s'il ne serait pas plus judicieux de parler de totalitarisme que ne néolibéralisme. Même si ce terme a été largement galvaudé, la question ne peut être balayée d'un revers de la main devant :

- la violence faite aux usagers :la question du sécuritaire, de la politique de la peur qui impacte, instrumentalise l'ensemble de nos professions et non pas uniquement celles qui sont directement confrontées à la gestion directe de ces « populations dangereuses ».
- la violence faite aux salariés : les « nouveaux modes de gestion » importés de l'entreprise capitaliste néolibérale. Qu'en est il de l'introduction de l'évaluation, du management par objectifs chiffrés dans des métiers où le rapport aux personnes, à la création, à la production intellectuelle ou culturelle? Quels effets dans ce travail qui ne peut se laisser réduire à du quantifiables sans s'interroger sur les termes mêmes de cette quantification?

Sur ces 2 terrains, le sécuritaire et la réduction quantitative de l'humain, nous avons collectivement la double responsabilité professionnelle (expertise à partir de nos savoirs) et citoyenne (au nom des valeurs qui sous tendent nos pratiques) d' alimenter le débat public sur ces questions.

La rationalité du mode gestionnaire que nous affrontons aujourd'hui, entraîne aujourd'hui la mutation difficile de l'identité professionnelle et la souffrance , le mal être au travail qui en découle.

Cette rationalité présenté comme la seule possible, ne doit elle pas être elle même interrogée à partir de ces difficultés, de la souffrance des crises de professionalité ?

Bien sûr, la souffrance venue sur le devant de la scène médiatique avec le suicides à France-Télécom, Orange, a précipité ce choix.

Nous vous proposons ce soir de nous , de vous interroger au delà de la souffrance au travail sur le travail en souffrance, c'est à dire sur la souffrance particulière que fait subir le management néolibéral, la nouvelle discipline néolibérale du travail.

Etienne Adam


En effet, Patrick Coupechoux, dans son dernier ouvrage « La déprime des opprimés », réussit le pari de la transversalité et de l’hétérogénéité. Cette enquête donne la parole à ceux qui souffrent et ceux qui soignent « des cadres de multinationales, des ouvriers, des médecins du travail, des psychiatres, des syndicalistes… ».

Coupechoux témoigne de la souffrance au travail mais plus encore analyse celle-ci en interrogeant l’organisation même du travail comme en partie responsable de la disparition des collectifs, la mise en concurrence des individus, la précarité et l’exclusion. Il semble que sa démarche, du témoignage vers l’analyse, vers la revendication de postures éthiques, citoyennes assumées nous montre combien le constat (souvent assimilé à la plainte) est nécessaire et comment le collectif c’est à dire les échanges, les liens, les rencontres qui le fondent permette une transformation de ce constat ouvrant de véritables espaces de pensée teintés de résistances et de créativités.

De plus, le précédent livre de Patrick Coupechoux, « Un monde de fous », (mais de quels fous parle-t-on ?), met en lumière la façon dont la société maltraite ses malades mentaux. Sa démarche journalistique singulière nous montre combien la psychiatrie, véritable fenêtre sociale, amène des réflexions plus larges… Ce chemin parcouru par Coupechoux, de la psychiatrie vers la société, n’est pas sans nous rappeler comment est né le collectif qui nous rassemble aujourd’hui.



Alexandra SOUFFRANCE AU TRAVAIL …
TRAVAIL EN SOUFFRANCE…


Au nom des trois collectifs présents à cette table, le CERReV, l’APPEL des APPELS de CAEN et le CRIC, je vous souhaite la bienvenue à cette soirée débat consacrée à la souffrance au travail, en présence de Patrick COUPECHOUX, journaliste et auteur de l’ouvrage intitulé « La déprime des opprimés ».

Comme vous le préciserons dans quelques instants, Alexandra VETILLARD et Etienne ADAM, membres du comité caennais de l’APPEL des APPEL, cette soirée s’inscrit dans la suite de la matinée du 20 juin dernier, première rencontre de l’APPEL de CAEN, et où des professionnels des secteurs sanitaire psychiatrique, de la justice, de l’école, de l’université, de l’éducation, de la Ligue des Droits de l’homme avaient successivement pris la parole pour témoigner de leurs difficultés à exercer au quotidien leur travail et dire leur désaccord sur les constructions sociétales actuelles et à venir, notamment sur le rapport à la marchandisation appliqué à la dimension humaine.

Cette soirée s’inscrit dans cette suite, mais aussi dans la perspective de nouvelles rencontres qui, je l’espère, prendront forme dans les mois à venir, sous la forme de soirées comme celle-ci consacrée à un thème dont l’APPEL des APPEL, dans sa diversité et son ouverture, peut conduire vers une réflexion et un travail collectif.

La souffrance au travail…le travail en souffrance… ces deux formulations sont cœur de l’actualité quotidienne au point où l’on pourrait croire cette réalité toute nouvelle, à l’image si vous me permettez le rapprochement, d’une « maladie épidémique » dont les symptômes et les passages à l’acte tragiques sont la résultante d’une contamination récente, et dont la crise économique serait le terreau. Il n’en est rien et les problématiques actuelles s’originent dans le sens et la manière dont les organisations du travail ont évolué depuis les années 70.

S’il est vrai que la notion de souffrance et de travail sont inhérentes à la condition humaine et à la question même du sens du travail, la question déborde aujourd’hui ce rapport structurel. Depuis les années 90, nous assistons à une multiplication des problématiques liées au travail, à l’apparition de nouvelles formes de pathologies, surtout à une croissance de passages à l’acte notamment suicidaires, qui surviennent dans des contextes comme le soulignait DURKHEIM, de perte de sens du travail et d’individualisation extrême de la personne. Vous le savez, ces passages à l’acte se sont multipliés en 2009, au point où les médias s’en sont saisis et ont permis aux personnes victimes de prendre la parole et de dire la maltraitance exercée au quotidien.

Certains professionnels, de leur place d’observateurs, avaient alerté les autorités dès les années 90, au moment où la logique managériale et la machine à cash commençaient à s’emballer, notamment Christophe DEJOURS, psychiatre et psychanalyste, l’une des têtes de file du mouvement de psychodynamique du travail. Depuis, ce mouvement, ainsi que d’autres observateurs, ont multiplié les travaux d’analyse dans de nombreuses entreprises et secteurs. C’est malheureusement à la lumière de ces drames, qu’il est aujourd’hui possible de dire les rapports directs entre l’organisation néolibérale du travail et la pathologie. Derrière ces organisations se cachent des enjeux essentiels et des volontés conscientes : le pouvoir, le profit, l’individualisme et le contrôle social.

Il faut aussi souligner que cette vision exclusivement productive et managériale du travail a conduit, comme dans bien d’autres domaines, vers une lecture unique et quelque peu simpliste de la dimension du travail dans toute sa complexité humaine. Comment pouvons-nous situer le travail social et le travail de soin du côté de la logique marchande ? Comment situer le travail du rêve, du travail de deuil, de toutes ces formes non productives de travail dit négatif, invisible ? Où est passé notre arrière-pays de pensée et de références qui alimentaient la conflictualisation des rapports de force et de classe au sein d’une collectivité. TOSQUELLES, l’un des pionniers de la PI, rappelait sans cesse qu’une institution, quelle qu’elle soit, ne peut faire l’impasse d’une analyse institutionnelle pour accueillir l’autre dans sa souffrance et sa singularité. Et l’analyse institutionnelle n’est pas une psychanalyse de l’institution mais bien une analyse concrète des rapports hiérarchiques et organisationnels qui structurent cette institution. Quelle place est faite à ce travail qui est l’affaire de tous dans les entreprises actuelles ? Il est tout simplement contrôlé jusqu’à ce qu’il disparaisse, y compris dans la dimension syndicale.

Pour lutter contre cette homogénéisation massive, contre cette pensée unique, contre ce réductionnisme généralisé dont on devine bien la finalité normative et le projet de servitude volontaire auquel nous sommes conviés, le mouvement de l’APPEL des APPEL s’est constitué et travaille aujourd’hui dans le sens d’une résistance à ces organisations managériales et surtout dans la restauration des liens collectifs et des solidarités.


Patrick COUPECHOUX est journaliste et a travaillé pour plusieurs journaux dont le Monde Diplomatique. Lorsqu’en 2006, son ouvrage « Un monde de fous » parait, il créé la surprise dans la communauté psychiatrique, la surprise de voir un journaliste dire tout haut ce que certains n’osaient dire. A savoir que depuis plusieurs décennies, les gouvernements successifs ont participé à démanteler la psychiatrie publique au point où la diminution des lits d’hospitalisation conduit à une carence de soin, où les hospitalisations sous contrainte se multiplient, où de nombreux malades sont aujourd’hui dans la rue, en prison ou mort par défaut de soin. Ce qui nous a frappé dans le style de Patrick COUPECHOUX, c’est aussi la manière dont il procède pour dire ce constat terrifiant et déshonorant : quelques chiffres, mais pas de statistiques, surtout des témoignages de professionnels, de patients, souvent bouleversants et une articulation constante à l’histoire et aux pratiques élaborées par les soignants. Il a su montrer que la psychiatrie n’était même pas née qu’elle était déjà écrasée. A peine la révolution désaliéniste de l’après-guerre est-elle engagée, à peine le secteur psychiatrique dont la finalité est de construire un maillage de soin adapté à la géographie et à ses habitants, à peine la psychanalyse se penche-t-elle sur le soin aux personnes psychotiques que déjà des mesures règlementaires et formelles ramènent la psychiatrie à une période asilaire, à une période où l’on voit le sinistre couple, misère et folie cheminer à nouveau ensemble.

Cette prise de position de COUPECHOUX l’a amené à rencontrer les professionnels du soin psychiatrique, notamment les résistants actuels, ceux qui se battent encore pour une certaine idée du soin psychique ; bien sûr les plus médiatiques, OURY, DELION, mais aussi les équipes qui ne baissent pas les bras malgré les attaques comme à REIMS, à LANDERNEAU ou ici à CAEN, au Foyer Léone RICHET ; aussi et surtout ceux qui, sous les contraintes imposées par leur administration, ont du suivre, faire avec, composer mais qui rêvent et se battent silencieusement et souvent seuls pour une autre psychiatrie.

Dans ce premier ouvrage, Patrick COUPECHOUX interroge bien sûr la question des conditions de travail, les moyens humains mis à disposition, la formation des professionnels. On ne fait pas de la psychiatrie sans des hommes formés, engagés et disponibles à accueillir la souffrance de l’autre. Il était en quelque sorte logique que dans un second temps, il s’intéresse au travail au-delà de la question du fou et des murs de l’asile. C’est-à-dire dans notre quotidien, de tout à chacun. Un quotidien qui ne cesse d’être aux prises avec les contraintes, la règlementation, l’administration. Une vie quotidienne où l’individualisme peut, sous l’effet de la peur et des logiques sécuritaires, détruire les solidarités qui font lien.

Alors COUPECHOUX s’est tournée vers ces lieux, ces entreprises, qui cultivent une certaine idéologie du travail managérial et considère l’homme comme un élément quasi insignifiant d’un système où l’essentiel repose sur la production de bénéfices. Il s’est tourné aussi vers ces pathologies dites du travail, trop longtemps méconnues et vers les professionnels qui les accueillent et tentent de les soigner. Une enquête minutieuse nous est donc proposée, un texte parfois douloureux à lire au point où l’on se demande parfois si ces témoignages sont réels. Ils le sont et l’actualité de cette année est venue le confirmer.

Cette analyse amène Patrick COUPECHOUX à des questions essentielles : le sens du travail, le sens du lien social et des solidarités, la place de la folie dans notre société, la dimension du sujet dans un monde de fous.

Je lui passe la parole.

Pascal CRETE



Appel des Appels de Caen Notre démarche

Je vais vous parler de comment est né notre collectif, l’appel des appels de Caen. Ce collectif est né d’une réflexion émanant du CRIC , Collectif de rencontres institutionnelles caennais. Ce groupe se réunit une fois par mois et rassemble des personnes qui travaillent dans les institutions sanitaires et sociales de Caen et de ses environs. Ces rencontres mensuelles permettent de partager des expériences professionnelles et institutionnelles, mais aussi d’écouter des interventions prononcées dans des colloques ou de séminaires, rapportées par les membres du C.R.I.C. afin d’engager une réflexion collective sur ces interventions. Le CRIC s’inscrit dans le mouvement de la psychothérapie institutionnelle qui nous amène à réfléchir sur les aménagements organisationnels ou institutionnels qui permettent que l’humain, le sujet, reste au cœur du dispositif de soins. C'est-à-dire comment on soigne les lieux de soin pour permettre le soin des personnes.

On voit combien les politiques publiques s’invitent au débat. En effet nos secteurs sanitaire et médico-social répondent à des missions de service public et sont donc directement visées par ces politiques publiques. Ces derniers temps il semblerait que celles-ci reflètent une profonde mutation et mettent à mal le sens et les valeurs de notre travail.

Les multiples réformes concernant nos différents secteurs professionnels tels que l’hôpital, la prison, l’éducation, la culture, l’université, la justice, les services publics, semblent nous imposer de plus en plus une logique gestionnaire, manageriale, où la performance, l’efficacité, le résultat priment.

Nous avons pu le constater au sein du CRIC, où nos réunions étaient de plus en plus envahies par nos difficultés à continuer d’accompagner les personnes dans leur singularité au plus près de leur subjectivité. Et donc de faire notre travail ! Nous avions le sentiment de perdre le sens de nos missions et nous nous interrogions sur nos possibilités de résistance et de créativité dans un tel contexte. Nous avions d’ailleurs organisé la journée nationale de psychothérapie institutionnelle à Caen sur ce thème en mars 2008.

La question du politique s’imposait plus que jamais à nous et comme nous le rappelle Jean Aymes : la psychothérapie institutionnelle se doit de marcher sur ses deux jambes : l’une psychanalytique, l’autre politique. Rappelons aussi que le mouvement de psychothérapie institutionnelle advient au lendemain de la seconde guerre mondiale dans un contexte socio-historique particulier.

Par ailleurs le contexte social du début 2009 empreint d’une crise socio-économique profonde, de mouvements de grève générale, nous amenait à penser que nos réflexions mensuelles ne concernaient pas que nos secteurs de travail, mais témoignaient d’une dynamique plus globale qui s’étendait à la société. Parallèlement, des collectifs nationaux tels que la Nuit Sécuritaire l’Appel des 39 dénonçaient la logique sécuritaire et gestionnaire émanant des différentes réformes. Pour illustrer, pensons au discours de Sarkozy relatif à la psychiatrie à Anthony, en Décembre 2008 (bracelets électroniques, caméras de surveillance et hauteur réglementaire des murs mais rien sur le soin et la souffrance).
C’est dans cette dynamique qu’est né le comité local interprofessionnel de l’Appel des appels de Caen.

Il s’agissait d’ouvrir un espace de réflexion sur nos valeurs professionnelles, témoignant d’un besoin, d’un désir de parler, d’échanger ; dépasser les frontières des disciplines, des statuts, des secteurs, dans une démarche non plus seulement professionnelle mais bien citoyenne. Il nous paraissait urgent de lutter contre l’isolement corporatiste, le repli sur soi et l’individualisme ambiant.

Nous avons rédigé une lettre afin de partager nos réflexions que nous avons décidé de diffuser lors de la manifestation générale de mars dernier. Nous proposions à tous une rencontre pour en échanger. D’autres personnes ont rejoint et enrichi notre collectif, lui donnant tout son sens. Etienne en faisait partie. Je lui laisse la parole pour vous parler du forum du 20 Juin, première manifestation de l’appel des appels de Caen.

Je suis, comme d'autres ici, dans une autre démarche initiale et dans un autre champ professionnel, celui du travail social. Militants dans le comité de veille du Social nous avons choisi de rejoindre l'Appel des appels : nous avions avec le collectif anti délation mené la bataille contre la loi « prévention de la délinquance qui instrumentalisait les travailleurs sociaux pour de besognes d'informateurs de police. Notre dernière intervention avait porté sur l'analyse de la remise en cause de la convention collective de 1966 comme outil juridique du management néolibéral dans le secteur.
A tous, dans l'ensemble des champs professionnels qui n'étaient pas traditionnellement dans le champ de la marchandise, de la concurrence, mais dans la gestion des relations entre les hommes et la société. il nous paraissait, de façon plus ou moins claire, qu'un certain nombre de pratiques ( gestionnaires, administratives, financières mais aussi sécuritaires ...) pesaient de plus en plus lourd sur l'exercice de nos professions, attentaient directement à nos pratiques, à nos identités, à notre culture professionnelles.

Ces remises en cause ne posent pas seulement des problèmes « techniques » mais remettent en jeu, une certaine façon de concevoir l'être humain, une certaine manière de concevoir le vivre ensemble.
Il ne s'agit pas d'une « querelle d'allemands » entre la psychothérapie institutionnelle et la psychiatrie comportementaliste mais bien d'un débat de société, d'un débat politique au sens premier.

Nous avons donc conçu la journée du 20 juin pour « penser ensemble la façon dont on peut résister aux logiques formelles actuelles et garantir la spécificité du travail dans le champ humain ».

Pour cela nous avions prévu 2 types d'interventions :
des interventions à portée générale l'une sur la notion de service public ou de service d'intérêt général et les enjeux des propositions de l'Union européenne, l'autre sur l'avancée du sécuritaire, de la société de surveillance aux détriments des droits de l'homme.
des interventions de secteurs différents en espérant que ce dégage des convergences qui puissent faire naître un débat commun. Il nous a manqué la culture et les salariés de Pôle Emploi.

Les trop courts débats de ce samedi matin nous ont amené à nous centrer sur des thèmes plus précis pour que puisse mieux se développer le débat, et les témoignages indispensables pour progresser ensemble .

Malgré ses défauts (trop d'intervenants peut être trop techniques..), cette forme table ronde était un passage obligé pour montrer les convergences entre des secteurs des intervenants qui n'ont pas l'habitude de « faire ensemble »

Ce qui ressort c'est la violence, la « barbarie douce » de ce néolibéralisme. Quelqu'un demandait le 20 juin s'il ne serait pas plus judicieux de parler de totalitarisme que ne néolibéralisme. Même si ce terme a été largement galvaudé, la question ne peut être balayée d'un revers de la main devant :

- la violence faite aux usagers :la question du sécuritaire, de la politique de la peur qui impacte, instrumentalise l'ensemble de nos professions et non pas uniquement celles qui sont directement confrontées à la gestion directe de ces « populations dangereuses ».
- la violence faite aux salariés : les « nouveaux modes de gestion » importés de l'entreprise capitaliste néolibérale. Qu'en est il de l'introduction de l'évaluation, du management par objectifs chiffrés dans des métiers où le rapport aux personnes, à la création, à la production intellectuelle ou culturelle? Quels effets dans ce travail qui ne peut se laisser réduire à du quantifiables sans s'interroger sur les termes mêmes de cette quantification?

Sur ces 2 terrains, le sécuritaire et la réduction quantitative de l'humain, nous avons collectivement la double responsabilité professionnelle (expertise à partir de nos savoirs) et citoyenne (au nom des valeurs qui sous tendent nos pratiques) d' alimenter le débat public sur ces questions.

La rationalité du mode gestionnaire que nous affrontons aujourd'hui, entraîne aujourd'hui la mutation difficile de l'identité professionnelle et la souffrance , le mal être au travail qui en découle.

Cette rationalité présenté comme la seule possible, ne doit elle pas être elle même interrogée à partir de ces difficultés, de la souffrance des crises de professionalité ?

Bien sûr, la souffrance venue sur le devant de la scène médiatique avec le suicides à France-Télécom, Orange, a précipité ce choix.

Nous vous proposons ce soir de nous , de vous interroger au delà de la souffrance au travail sur le travail en souffrance, c'est à dire sur la souffrance particulière que fait subir le management néolibéral, la nouvelle discipline néolibérale du travail.

Etienne Adam


En effet, Patrick Coupechoux, dans son dernier ouvrage « La déprime des opprimés », réussit le pari de la transversalité et de l’hétérogénéité. Cette enquête donne la parole à ceux qui souffrent et ceux qui soignent « des cadres de multinationales, des ouvriers, des médecins du travail, des psychiatres, des syndicalistes… ».

Coupechoux témoigne de la souffrance au travail mais plus encore analyse celle-ci en interrogeant l’organisation même du travail comme en partie responsable de la disparition des collectifs, la mise en concurrence des individus, la précarité et l’exclusion. Il semble que sa démarche, du témoignage vers l’analyse, vers la revendication de postures éthiques, citoyennes assumées nous montre combien le constat (souvent assimilé à la plainte) est nécessaire et comment le collectif c’est à dire les échanges, les liens, les rencontres qui le fondent permette une transformation de ce constat ouvrant de véritables espaces de pensée teintés de résistances et de créativités.

De plus, le précédent livre de Patrick Coupechoux, « Un monde de fous », (mais de quels fous parle-t-on ?), met en lumière la façon dont la société maltraite ses malades mentaux. Sa démarche journalistique singulière nous montre combien la psychiatrie, véritable fenêtre sociale, amène des réflexions plus larges… Ce chemin parcouru par Coupechoux, de la psychiatrie vers la société, n’est pas sans nous rappeler comment est né le collectif qui nous rassemble aujourd’hui.



Alexandra Vétillard