mardi 5 janvier 2010

La souffrance au travail ou le travail en souffrance



La soirée du 10 décembre 2009 /



Voici une relecture subjective de la soirée…

Dans les interventions qui ont suivi celle de P. Coupechoux, une personne rappelait l’existence du titre funeste «Arbeit macht frei», « le travail rend libre », qui siégeait à l'entrée des camps de concentration et des camps d'extermination, Auschwitz, Dachau, Gross-Rosen, Sachsenhausen et Theresienstadt. Quelques jours plus tard, cette inscription était volée ; elle a finalement été retrouvée … mais en morceaux…
« Le travail rend libre », découpé en morceaux… voilà de quoi introduire quelques points captés au vol de cette soirée.

Tout le monde aujourd’hui devrait pouvoir s’épanouir au travail, être performant, même dans sa recherche d’emploi. Il n’y a pas de reste, pas de franges, pas de manques… tout doit être plein…
Voilà le « plein emploi »…

L’emploi est donc bien distinct du travail, distinct lui-même du métier ou encore de l’ouvrage…. Le métier serait une pratique existentielle, une condition de l’homme. Il fait partie de la condition existentielle de l’homme d’exercer sa responsabilité pour l’autre, sa capacité à répondre de quelque chose pour quelqu’un. Et cela n’a rien à voir avec les conditions d’employabilité ou les profils de poste… Il faudrait donc que l’homme s’auto entreprenne (qu’il se prenne en main pour se bouger lui même), en oubliant ou en déniant que l’autre le constitue et le fait exister, et donc, que ce qu’il fait à l’autre, il le fait aussi à lui-même, que ce qu’il fabrique l’éprouve et le forme et qu’il est partie prenante du processus de fabrication… car s’il nie l’autre, c’est lui-même qu’il nie ; car ce qu’il fait pour l’autre, c’est aussi ce qui Le fait.

Pour qu’il n’y ait plus de fainéants (les mauvais) ou de personnes qui ne s’y retrouvent pas (les malheureux), il faut tout mettre en œuvre afin que personne n’échappe à la liberté promise par le travail et à l’épanouissement personnel. Il ne faut pas qu’il y en ait qui reste à la porte, il se pourrait qu’ils soient gênants. Il s’agit d’offrir, en rappelant au passage « les droits de l’homme », une chance à tout le monde, celles d’avoir un travail ou un logement, la même chance à tous puisque tout le monde se vaut, afin que les méritants puissent s’en saisir, ceux pour qui ça vaut la peine d’investir, ceux qui sont les valeurs sûres de demain…

Nous voilà plongés au cœur de la totalité, où plus une brindille ne doit plus être exploitée, plus une broussaille ne doit apparaître, tout doit être cultivé, rentabilisé, source de profit (M.Serres)… même la souffrance, valeur sûre de l’investissement au travail…

Ainsi, la compétition peut être un moyen, parmi d’autres, de pousser les personnes à donner le meilleur d’elles mêmes ; c’est vrai que le modèle sportif nous enseigne à ce sujet à plus d’un titre, mais n’a-t-il pas ses limites ? Cette émulation est valide à condition qu’elle soit limitée, c’est à dire à condition que ne pas réussir n’équivaut pas à chuter sans fin, que l’échec social ne coïncide pas avec l’échec existentiel : « j’ai raté ma vente » équivaut à « j’ai raté ma vie », « j’ai bien vendu » équivaut à « je me suis bien vendu » et inversement, « j’ai échoué par rapport à tel objectif que je m’étais fixé » équivaut à « je me suis échoué » ou « je suis un raté ».

La partie est distincte du tout et perdre une partie n’est pas tout perdre ; pourtant, aujourd’hui, il semble que le tout égale la partie et la partie vaut le tout… nous revoilà plongés dans l’espace de la totalité macabre.

Ce qui fait dire à certains « j’accepte tout… parce que dehors, il fait froid » ; parce que « je sais que ça ne va pas être mieux ailleurs », « parce que je crains de ne pouvoir retrouver un travail », « parce que sans travail, comment faire », « parce que je crains de me retrouver à la rue, tout seul ». Aussi, « si je n’adhère pas, je suis cuit… ». Nous oscillons donc entre la crainte d’être gelé, et celle d’être brûlé.
Voilà ce qui se nomme précarisation de la place sociale, une précarisation qui s’intériorise progressivement, qui se banalise (« c’est comme ça ») et se généralise (« c’est pour tout le monde pareil »)…

Il y a maintenant une sorte de consensus qui ne peut être remis en cause sur la nécessaire réhabilitation de l’entreprise (c'est-à-dire sa négation), sur l’argent comme souverain-bien, sur la compétition… « Débrouilles toi, fais comme tu le sens, comme tu le désires, comme tu le souhaites », « fais ce que tu veux » car « on n’est jamais mieux servi que par soi même » pourvu que les objectifs de rentabilité financière soient remplis, pourvu que le paradis fiscal puisse être atteint … voilà nos nouveaux credo, nos idoles (PIB, CAC 40) et nos mythologies (la crise est source de profit, elle est un tremplin pour aller plus loin…) :
Voilà le chemin pour réussir sa vie…

L’entreprise ne servirait plus à faire des services, des objets d’usage, elle servirait à faire de l’argent… ce qui change le temps de l’entreprise et qui remet en cause le travail du métier, car l’homme de métier a besoin de temps pour faire correctement son ouvrage, temps qui n’est pas celui de l’entreprise pour laquelle plus vite sera produit l’objet, plus grand sera le bénéfice… L’homme de métier est remplacé par le consultant qui dicte la façon de faire, la méthode (la seule et unique qui puisse être bonne) et qui transforme l’autre en exécutant, supervisé par un manager qui ne voit pas la différence entre « la fabrication de petits pois et celle des avions », puisque la finalité n’est plus celle du produit mais celle de l’accroissement constant des bénéfices.
Voilà le contexte…

Et la souffrance au travail… ?
« Vous souffrez ? C’est parce que vous êtes fragile… »

La société est un agrégat d’individus qui sont en lutte… il y a les plus forts, et les plus faibles qui sont à éliminer, ou qui s’éliminent eux-mêmes, la loi de la sélection naturelle faisant ici sa plus belle démonstration… c’est une loi naturelle à laquelle l’homme ne peut échapper, réduit à n’être qu’une bête comme les autres…

Peut-on rappeler ici avec J.Gagnepain que la spécificité de l’espèce humaine tient justement à ce qu’il est naturel pour lui qu’il soit de culture, qu’il est de sa nature de se dé-naturer ?
Penser qu’il est naturel que la loi soit celle du plus fort, c’est nier la nature même de l’homme et confondre par exemple élevage avec éducation, génitalité et paternité, grégarité et société.




Cette naturalisation de l’homme conduit à vivre avec le sacro-saint principe selon lequel « Il faut faire avec » :
- il faut accepter la compétition et l’idée de rentabilité à tout crin… car si vous êtes contre, c’est parce que vous êtes un réactionnaire qui prône un retour au totalitarisme stalinien ;
- il faut accepter que le système est complexe et que, comme tout système, il comporte des défaillances ; le psy, les groupes d’analyse des conditions de travail peuvent venir ainsi colmater la brèche, et le réparer pour un temps, afin que le système dans son ensemble puisse continuer à fonctionner de la même manière… car « il n’y a pas d’autres solutions » ;
- il faut accepter que le travail puisse rendre malade certains individus, définis comme les plus fragiles. Il s’agit maintenant de penser qu’il existe des spécialistes du travail et de ses pathologies. Un marché s’ouvre… Et d’ailleurs, « si vous souffrez, c’est que vous êtes investi au travail, vous êtes un bon élément…»

La souffrance se banalise, s’intériorise, et se majore…jusqu’à l’implosion suicidaire (se tuer), par crise de l’identité (je ne sais plus qui je suis) et génocidaire (tuer sa genèse), par crise de la responsabilité (nous ne pouvons plus répondre de rien, comment pourrait-on encore faire des enfants, ne serait ce pas criminel ?)

L’individualisation, la mise en concurrence, l’épanouissement personnel et la précarisation (« qui de nous sera le prochain sur la liste des licenciements ? ») entraînent une dé-solation comme l’écrit H.Arendt, c'est-à-dire une perte du contact avec le sol, comme base de l’existence, entraînant la résurgence d’angoisses archaïques de précipitation ou de chute sans fin. De même que les rythmes, les espaces n’étant plus marqués et supportés par un ensemble de personnes, les frontières deviennent confuses et confondent l’identité jusqu’à soulever des angoisses de dissolution.

Le néo-libéralisme, comme fer de lance d’un système en fuite, promeut l’extension des valeurs de compétitivité à l’ensemble de la vie humaine en vue d’une exploitation totale du capital humain pour sa libération : ainsi la concurrence à l’école comme dans l’entreprise ne peut être remise en question… de même il est juste de penser que l’ensemble de notre vie doit être consacrée à notre travail… que nous devrions pouvoir être joint à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, car nous sommes à la fois indispensable et éjectable, que lorsque nous devons partir à 18 H 00, les collègues nous demandent si nous avons pris notre après midi, et que si nous nous plaignions c’est que nous ne savons pas gérer la pression ou encore que nous n’avons pas une bonne méthode de travail. Nous avons donc tout intérêt à dire que nous nous éclatons au travail… terme qu’il s’agirait peut être d’entendre au sens propre !

La survie psychique ne peut alors se faire qu’au prix d’une négation existentielle.
« Globalement ça va… » Oui, mais au fond… ? Et en détail, à y regarder de près… Que se passe-t-il vraiment ? Quelles en sont les conséquences… Est-il juste de penser que c’est aux autres (les silencieux, les invisibles) d’en payer les conséquences ?

La folie ne peut pas entrer dans ce schéma… voilà le lien avec le « Monde de Fous » de P.Coupechoux.

Avec le fou, le contrat n’est pas possible ; « Il ne marchera pas dans la combine », car il pose, lui, la question de « ce qui donne à la vie le sentiment qu’elle vaut la peine d’être vécue » (D. Roulot).

Aussi la folie pose problème : Il faut donc supprimer le fou et sa folie en le réduisant à un être souffrant « comme tout le monde » qui doit se débrouiller comme il peut avec ses compensations, c’est l’handicapé psychique ou à un être totalement « hors du monde » et coupé de sa réalité, c’est le fou criminel.

Il s’agit donc de résister :
A la victimisation, à la « pathologisation » du travail, qui réduisent le problème à l’individu sans remettre en question les valeurs fondamentales du travail et de son ordonnancement social.
A la marchandisation de la souffrance, en exploitant la souffrance comme une ressource financière, comme un indicateur de l’engagement au travail, à force de « psy » télécommandés et de groupes de paroles.
A la naturalisation du « il faut faire avec », « c’est comme ça », sous entendu « il faut que ça continue » car « il n’y a pas d’autres avenirs possibles ».

Et de penser ensemble à une critique des rapports d’exploitation et de domination sociale, en inventant des stratégies politiques d’émancipation qui nous permettent de passer, par cet effort d’acculturation qui nous est propre, de la grégarité à la société.

Et de se poser la question de la légitimité du pouvoir : ne trouve-t-il pas sa légitimité dans la mesure où il peut aussi ne pas s’exercer et se retenir lui-même ? Comment peut-il être légitime et susceptible de confiance (qui suppose une alliance, un partenariat) s’il est tout-puissant (qui annule l’alliance et y substitue l’écrasement) ?

Dans l’assemblée, deux autres points soulevés… et un troisième…
Lorsque vous commencez à mettre en évidence tout ce qui n’est pas évalué, compté, les décideurs, voués à la cause de l’homme auto entrepreneur de lui-même, commencent à battre de l’aile… car « ils ne sont pas si sûrs d’eux qu’ils en ont l’air ».
Par ailleurs, faut-il rappeler que d’autres modèles sont possibles comme le travail coopératif, où la co-opération permet d’œuvrer ensemble pour une œuvre collective ? Rappelant là des principes de la pédagogie institutionnelle.
Et puis un autre, terrible, celui d’un témoignage… « Nous sommes venus pour entendre comment vous en parliez, de la souffrance au travail, ayant peur de la caricature… nous nous y retrouvons parfaitement… c’est ce qui s’est passé pour mon collègue qui s’est suicidé en sautant du viaduc ».

L’autonomie ne pourrait donc se penser sans la vulnérabilité, en lien avec la même question de notre rapport à l’autre en tant que c’est à lui que je dois mon existence ; je suis donc en dette et je me dois de lui rendre service en même temps que je suis capable, en tant que sujet de mon histoire, de me réapproprier ce que je suis, fait de tous ces liens qui me font exister.
Si l’on a parlé aujourd’hui de la question de la responsabilité à travers le travail et le sens du métier, nous parlerons sûrement, lors d’une prochaine soirée, de la question de l’identité à travers la notion du principe de sécurité.

Une prochaine rencontre est prévue le 18 Janvier à 18 h 30, à la Maison des Solidarités.